Chronique de la médiatrice
"M", la malchance, par Véronique Maurus
LE MONDE | 20.03.09 | 14h09
omment tomber plus mal ? On peut parler de malchance, les lecteurs préfèrent dire anachronisme - et ne s'en privent pas.
"Le nouveau supplément "M" est fantastiquement anachronique : format réservé à ceux qui lisent la presse à l'arrière de leur Jaguar, non dans les transports en commun, et publicités conçues à l'époque de l'argent facile", juge M. Bizer (Meudon, Hauts-de-Seine).
"Voir publier sous votre nom un tel étalage de fric et de gaspillage me fait honte. Ce "style" a amené la crise. Il est totalement démodé", ajoute Michel Van der Yeught (Toulon).
Jacques Gaudenzi (Fontenay-sous-Bois, Seine-et-Marne) renchérit :
"En 56 pages, 225 grammes d'encre et de papier, se trouvent réunis tous les ingrédients qui on mené à la crise économique et morale dans laquelle nous sommes plongés et que vous avez ainsi l'outrecuidance de narguer. Combien d'arbres abattus pour ces pleines pages de pub, pour les clichés de Nan Goldin, généralement mieux inspirée, les justifications de Frédéric Mitterrand sur sa colline romaine et un Cambodge qui nage dans l'exploitation des enfants et les maffias locales dont vous ne voulez voir que les clins d'oeil aux touristes."
Depuis plus de vingt ans,
Le Monde publie, sans périodicité régulière, des suppléments spéciaux consacrés à la mode, aux voyages, à l'art de vivre, etc. Leur objectif principal - ce n'est un secret pour personne - est d'accueillir des publicités luxueuses peu présentes dans les pages du quotidien. Le premier numéro de ce type, intitulé "Cadeaux, 40 idées pour séduire", a été publié le 28 novembre 1986, et le premier dédié aux voyages, "Terres d'été", le 18 mars 1988. Trois ans plus tard, la gamme a été élargie à des publications grand format, et, peu à peu, les thèmes se sont multipliés, pour atteindre, en 2008, quatorze numéros par an.
Notre journal n'a pas été le seul, tant s'en faut. Sans même parler du magazine "T" du
New York Times, dont l'apparence et le contenu sont très proches du "M" du Monde, le respectable
Financial Times a lancé, il y a plus de dix ans, un mensuel grand format malicieusement intitulé "How to spend it" ("Comment le dépenser"), qui a fait école. Depuis, la quasi totalité des quotidiens y sont venus, avec des formes et des fortunes diverses.
Le Monde est l'un des derniers à transformer ses publications périodiques en véritable mensuel, doté d'un contenu rédactionnel cohérent. Il arrive certes à contretemps, en pleine récession, alors que l'écologie, la modestie, la frugalité s'imposent.
"Quel gâchis de papier et d'encre alors qu'on nous incite à économiser les matières, l'énergie. On reproche à notre président ses aspects "bling-bling" et on fustige les financiers qui, par leur démesure, nous ont plongés dans une grave crise. Votre journal suit la même voie qu'il semblait pourtant critiquer", s'insurge Michel Lasserre (Verrières-le-Buisson).
Mais la crise, précisément, a rendu cette transformation plus que jamais nécessaire - pour fidéliser les lecteurs comme les annonceurs et tenter de contrebalancer l'effondrement des recettes publicitaires.
"C'est une urgence, explique Laurent Greilsamer, directeur adjoint.
Le modèle économique sur lequel repose toute la presse moderne a été inventé en 1836 par Emile Girardin : le lecteur apporte un sou et la publicité un sou. Malheureusement, il est défaillant. Dans Le Monde
d'Hubert Beuve-Méry et de Jacques Fauvet, la publi
cité représentait de 60 % à 70 % du chiffre d'affaires. Aujourd'hui, elle ne dépasse pas 25 %, même en comptant les suppléments. Nous sommes un quotidien d'informations générales. Notre socle est la politique nationale et internationale, mais il n'y a aucune raison de ne pas traiter des domaines comme la mode ou l'art de vivre - nous l'avons d'ailleurs toujours fait. Nous proposons, dans un magazine de luxe, des textes de référence. Nous allons tenir compte des remarques des lecteurs et faire évoluer ce supplément afin de mieux mettre en valeur la partie culturelle."
Notons en effet que, contrairement à ce que soupçonnent beaucoup de nos correspondants, tel Roland de Cazenove (Montpellier) -
"220 g. de mauvaise pub !" -, le nouveau mensuel a un contenu totalement indépendant de la publicité qui le nourrit. C'est vrai des interviews et des grands textes comme celui d'Antoine Compagnon, mais aussi des portraits, des reportages, des articles gastronomiques et même des photos de mode.
"Tout, de A à Z, est éditorial, assure Anne-Line Roccati, rédactrice en chef du supplément,
les choix de la rédaction ne sont dictés que par l'intérêt des sujets."
De ce point de vue, "M" n'a donc rien à voir avec les encarts purement publicitaires du type "Les cahiers de la compétitivité" ou, récemment, "Le monde de l'innovation", dans lesquels la rédaction n'a aucune part, mais qui entretiennent une certaine confusion. Ainsi M. Delaval (Mortagne-au-Perche, Orne),
"scandalisé" par "Le monde de l'innovation", remarque, à juste titre :
"Avec les changements incessants, on ne sait plus qui écrit. Exemple : l'article "Faut-il avoir peur des ondes ?" ( dans l'édition datée 15-16 mars). Qui a fait ça ? Il faut lire le tout petit mot caché dans le filet, en haut à gauche, pour comprendre que c'est de la publicité. Un journal ne doit pas faire n'importe quoi, sinon, il perd des lecteurs."
Seules lueurs dans un ensemble bien gris, quatre messages revigorants. Deux émanent d'abonnés belges qui regrettent que "M" soit réservé à la France métropolitaine :
"Je ne vois pas pourquoi je devrais être discriminé", regrette notamment Jos Van Elewyck (Anvers).
Les deux autres viennent de lecteurs bienveillants. L'un aime, l'autre pas, mais tous deux nous encouragent à faire mieux.
"Au départ, je n'ai pas été très inspirée par la couverture (de la mode et encore de la mode !) mais, en le feuilletant, je me suis intéressée au contenu, une fois dépassées les pages de publicité, note Elisabeth Vatel (courriel).
C'est une ouverture culturelle qui fait plaisir à découvrir."
"Autant le dire de suite, son format et son clinquant ne me plaisent pas - on ne peut plaire à tout le monde, écrit de son côté Raymond Bodard (Touvre, Charente).
Mais j'espère qu'il trouvera son public et que ses publicités pleine page seront bénéfiques pour les finances du journal."